Dura lex

– Serais-tu en train de me juger ? demanda avec sévérité le Frère Juge au jeune Paladin.
Le Frère Abrogast était un éminent juge de la cour criminelle de la Porte de Baldur. Il y avait officié durant plus de 10 ans en qualité de greffier, et avait été récompensé de sa patience et de son implication par sa nomination au rang de juge depuis 8 ans. Les tempes grisonnantes et l’absence de cales sur ses mains n’arrivaient pas à faire oublier l’homme robuste et le guerrier qu’il avait été avant de rejoindre le Temple de Tyr.
Avec cette nomination, il parvenait à la plus haute distinction qu’un homme de son éduction et de sa condition pouvait espérer. Sans être un politicien accompli, il avait réussi à s’allier les grâces de personnages important du Temple, c’est du moins ce qu’on avait dit au jeune Paladin. En le regardant le juge, avec son air bonhomme, ses joues rebondies et son regard d’aigle, le Paladin pensa que le Frère Abrogast devait n’avoir eu aucun mal à s’attirer cette sympathie des puissants : plaisant et dégageant une forte impression d’honnêteté, le Frère était sans aucun doute le genre d’homme avec qui tout individu en quête d’une aura de probité devait être vu.
Le Paladin était arrivé pour une « expérience » auprès du Frère juge un mois avant et, dans un silence respectueux, il avait répondu présent à chaque demande du Frère. Tout d’abord, les demandes étaient simples, puis la confiance aidant, le Frère avait confié des taches d’une responsabilité croissante. Le jeune Paladin, soucieux de bien faire, avait exécuté les ordres sans poser de questions, mais sans doute que sa docile obéissance tenait aussi au fait que le Frère Juge l’appellai par son nom de famille plutôt que par son prénom ou par « Frère ». En plus de la forme autoritaire que cette manière d’appeler autrui confère à celui qui s’en sert, elle était clairement la marque que le Frère savait les origines suspectes du jeune Paladin et l’ombre que ces dernières pouvaient porter sur sa réputation.
– Il n’y a pas de doutes dans mon esprit que vous avez pris la décision que vous pensiez être juste, Frère Abrogast, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une sévère punition qui s’appuie plus sur des textes sans cœur que sur le bon sens. Répondit le Paladin.
– Donc tu juges ma décision injuste, toi, jeune Sinrieth ? continua le Juge avec un sourire énigmatique.
– Cette dame est veuve, et elle n’a volé que pour se nourrir. C’est illégal, certes, mais ce n’est pas mal !
– Je vais éclairer ta lanterne, jeune insolent, dit le Frère sans se départir de son sourire. Ton courroux vient de ce que tu considères la bonté comme un vertu qui serait au-dessus des autres. Or, notre temple, et notre foi, nous commande de suivre l’un ET l’autre avec une égale nature. Sais-tu pourquoi ? Non ? Parce que légalité et bonté forment les bases d’une vrai Justice, mais sans qu’aucune des deux ne puisse voler une prépondérance à l’autre. C’est dans l’égale mesure des deux dans une décision, qui confère à cette décision la justesse, et donc la justice.
– Ce sont des mots, s’empourpra le Paladin. Cette femme va réellement aller en prison, et seulement pour une moitié de pain rassis ! Ce me semble disproportionné…
– Ahh, c’est ton cœur seulement qui parle, Paladin. Tu dois utiliser aussi ta tête parfois ! Tu ne regarde les choses que par le prisme de cette femme, mais as-tu regardé les autres éléments dans son crime ? As-tu une pensée pour le boulanger qui s’est vu dépossédé de ce qui fait son gagne-pain ? dit le Juge en haussant le ton.
Avec une nouvelle douceur, le juge poursuit. « Cet homme travail dur chaque jour, il se lève aux aurores, en silence pour ne pas réveiller sa maisonnée, et il commence son labeur. C’est un métier fatiguant et il doit le faire chaque jour, non seulement pour pouvoir assurer de quoi vivre à sa famille, mais aussi pour nourrir la population de la ville. Savais-tu que La Porte de Baldur manque de Boulanger et que s’ils ne travaillent pas tous les jours, les habitants viendraient à manquer de pain ? Par son labeur, il survit, mais assure aussi la paix de la ville. Le vol de cette femme a causé un préjudice au Boulanger, mais aussi à la ville.
Ce pain a été mangé, et cette femme est sans ressource. Donc, le préjudice du Boulanger ne sera pas réparer et il en est pour ses frais. Peux-tu imager le ressentiment et la frustration de ce boulanger si nous libérons cette femme ? Comment pourrait-il conserver une quelconque foi en la justice de sa ville dans ces conditions ? J’imagine que la prochaine fois qu’un voleur s’approche de son étale, il aurait probablement envi de se faire justice lui-même. Et tu n’es pas sans savoir que la vengeance n’est pas le propre de la paix sociale, ni d’une société civilisée…On t’as enseigné cela au Temple, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit dans un murmure le Paladin.
– Bien ! Et imagine la réaction des autres commerçants de la ville. Quel message cette décision aura pour les autres, qui sont de temps à autre victimes de vol ? J’imagine sans mal leur désappointement et leur soutien à leur malheureux confrère…
Vois-tu, la loi apporte la stabilité et l’harmonie dans la société. Elle est un point sur lequel les hommes et les femmes peuvent s’appuyer pour assurer leur protection, mais qui ne devient tangible et solide que si elle est appliquée conformément au texte de la loi. Sans loi et sans son application, la société devient chaos, désordre, imprévisibilité…ce sont les germes de la guerre, de la violence et du malheur.
– Oui, mais ou est la Bonté dans tout cela ? s’enquit le Paladin avec une fougue renouvelée.
– La Bonté a eu sa part aussi, même si elle te semble moins visible, mais elle n’est pas que de mon fait. Le Boulanger a décidé de ne pas se servir de la sienne lorsqu’il a porté l’affaire devant ma cour. Il savait la condition de cette femme, et la misère dans laquelle elle subsiste. Mais, en son for intérieur, il a décidé qu’elle ne devait pas bénéficier de sa bonté d’âme.
La bonté a aussi été sollicité dans le cœur du Frère procureur, qui lors de son plaidoyer, n’a pas souhaiter intervenir en faveur de la criminelle. Il savait lui aussi les circonstances du crime, il les a évoqués pour expliquer le geste, mais pas pour l’excuser.
– Et la vôtre de bonté ? Elle aussi s’était absenté ?
– Non, jeune Paladin, elle n’était pas absente, mais je m’en méfie. La bonté est un sentiment, profondément humain. Elle rempli de satisfaction celui qui la prodigue et celui qui en bénéficie, mais c’est une amie capricieuse. En l’écoutant elle seule, elle risque de te faire accorder ta confiance aux plus doués menteurs. Elle risque de te pousser à pardonner à ceux qui feignent bien le repentir. Elle peut aussi se dérober lorsque tu fais face à la colère, au dégout, ou au chagrin. La Bonté est très liée à la qualité de tes perceptions et de tes sentiments, mais aussi de la disposition d’esprit dans lequel tu te trouves. C’est une puissante motivation, et une bonne conseillère, lorsque ta perception des choses est objective et que ton esprit est en paix avec lui-même. Et même dans des circonstances idéales, évaluer le cœur d’une personne, c’est un exercice difficile et qui ne relève d’aucune certitude. Et parfois même, faire preuve de bonté envers une personne, conduit à nuire à un plus grand nombre encore, mais je crois savoir que tu es bien placé pour le savoir…
– En effet, grogna le Paladin en baissant les yeux.
– Ainsi donc, je préfère me fier le plus souvent à la loi, pour déterminer si je dois, ou non, punir. Mais c’est dans l’application de la sanction que j’ai fais usage de Bonté : j’ai appliqué une sanction en proportion du trouble public qu’elle a causé. Ma bonté était entièrement tournée vers le plus grand nombre, les habitants de la Porte de Baldur, et non vers cette unique femme. En tout chose, considère l’expression de ta bonté comme devant se porter sur le plus grand nombre. Entre un mince bienfait qui bénéficie à tous, et un grand bienfait qui bénéficie à une seul, choisi le plus grand nombre.
– Et pour cette femme ? Nul bonté pour elle par le tribunal? Nul pardon ? Nul bienfait ?
– C’est triste, Frère Paladin, mais la justice est une affaire publique, et en ce sens, la bonté du tribunal devait aller au plus grand nombre, car le plus grand nombre aurait pâti d’une justice faible. Elle ne passera que quelques semaines en geôles, mais le chef des gardes est un Frère : elle sera bien traitée. A sa sortie, elle aura compris qu’elle doit respecter la loi et elle essaiera de trouver un travail honnête. Et un jour prochain, elle bénéficiera elle aussi de la bonté de ma cour lorsque je condamnerai un meurtrier, un escroc ou un incendiaire…
– Cela me semble dur comme vision, mon Frère…répondit le Paladin d’un ton froid.